Ce projet de ville futuriste est peut-être la clé d’un monde sans argent

Né de l’imaginaire de l’architecte futuriste Jacque Fresco, le Venus Project est la promesse d’une société urbanisée d’où l’argent aurait disparu.

Les travaux de l’Apple Park (Silicon Valley) ne sont pas encore tout à fait terminés, mais les 12 000 employés de la célèbre firme à la pomme commencent à prendre possession de leurs nouveaux bureaux à Cupertino, en Californie. En tout, le déménagement devrait prendre six mois. Dernier grand projet de Steve Jobs, l’Apple Park est un monument qui se distingue par sa forme circulaire et s’étend sur 260 000 m2. Conçu par l’architecte Norman Foster, il a coûté cinq milliards de dollars. Son alimentation énergétique est essentiellement assurée par les panneaux solaires installés sur ses toits, et 80 % de la zone est couverte d’arbres et de verdure.

Une fois achevé, l’Apple Park évoquera un futur utopique, qui tient beaucoup de la ville circulaire imaginée par l’architecte Jacque Fresco, décédé le 18 mai dernier à l’âge de 101 ans. Souvent qualifié de « rêveur », quand d’autres le taxaient de « charlatan », il affirmait qu’un monde sans argent était possible grâce au concours de la technologie et de la science. Et il a passé sa très longue vie à essayer de le prouver. Son travail, récompensé par l’Organisation des Nations unies en juillet 2016, a séduit différentes personnalités.

apple park

1. Le Venus Project

Les frontières ont été abolies. Le système monétaire aussi. Par conséquent, la pauvreté et la violence n’existent plus. Les lois ne sont plus nécessaires. Les êtres humains, qui ne sont plus obligés de travailler pour pouvoir satisfaire leurs besoins primaires, consacrent leur énergie et leur créativité à l’étude, à l’art, à l’innovation. Ils vivent de nouveau en harmonie avec la nature. Mais disposent d’habitats de qualité, de moyens de transport performants, d’une éducation et de soins médicaux de très haut niveau. Voici le monde que voulait Jacque Fresco.

Le fondateur du Parti Transhumaniste américain Zoltan Istvan l’a rencontré dans son centre de recherche et d’expérimentation de Floride en octobre 2016. Baptisé Venus Project en référence à la petite ville de Venus, qui se trouve à proximité, il a été construit à la fin des années 1970. On y accède par une route craquelée et déserte. Une barrière blanche s’ouvre ensuite sur un parc de huit hectares. Planté d’arbres tropicaux, celui-ci abrite des ratons-laveurs, des crocodiles, et de petites constructions de forme demi-sphérique. À l’intérieur, s’expose le travail de Jacque Fresco.

« J’ai vu des dessins architecturaux remarquables et des maquettes de villes futuristes », raconte Zoltan Istvan. « Je suis instantanément devenu l’un de ses fans. Jacque était une très, très bonne personne. On ne peut pas dire de beaucoup d’humains qu’ils sont fondamentalement de bonnes personnes, mais Jacque était l’un d’entre eux. Il désirait vraiment ce qu’il y a de mieux pour l’humanité. »

Et rien de mieux pour l’humanité, selon lui, qu’une « économie basée sur les ressources ». Développé tout au long de ses conférences, de ses séminaires, de ses articles et de ses livres, ce modèle est la clé de voûte de la philosophie de Jacque Fresco. Il repose sur l’idée que, si nous n’avons pas assez d’argent pour nourrir, loger, soigner et éduquer tout le monde, nous disposons en revanche de suffisamment de ressources. Et prône la répartition de ces ressources de manière efficace et équitable sans passer par l’argent, le troc, le crédit ou le travail. Dans ce système, qui peut être comparé à celui d’une bibliothèque publique, tous les biens et les services sont accessibles à tous, gratuitement. Ce qui rend le concept de la propriété obsolète, et éradique du même coup la notion de vol.

Un tel système n’est possible que si les ressources sont produites en abondance. Et c’est là que science et technologie, toujours selon Jacque Fresco, doivent entrer en action. « Si nous utilisions notre technologie pour produire de l’abondance, les biens deviendraient trop peu chers pour être monétisés », explique sa collègue Roxanne Meadows. « Il n’y a de prix que pour les choses qui sont rares. Par exemple, l’air est une nécessité mais nous ne régulons ni ne monétisons la quantité d’air respirée. L’air est abondant. Si les pommiers poussaient partout en abondance, nous ne pourrions pas vendre de pommes. » Mais encore faut-il que cet air et ces pommes soient de bonne qualité, d’où l’importance de préserver notre environnement en développant des énergies propres.

Alors seulement l’humanité sera capable de surmonter les problèmes auxquels elle est aujourd’hui confrontée – réchauffement climatique, pollution, famine, maladie, guerres et disputes territoriales. « Il n’y a pas de problèmes ethniques, religieux ou de genre, il n’y a que des problèmes humains », affirmait Jacque Fresco qui, logiquement, militait pour que les nations se dissolvent et que les êtres se déplacent librement à travers le monde. « Si vous voulez la fin de la guerre, vous devez proclamer que la Terre est un héritage commun », insiste-t-il dans le documentaire de Roxanne Meadows, Paradise and Oblivion.

Pour l’entrepreneur Jonathan Kolber, son système est intéressant mais il oublie de dire comment passer du capitalisme à l’économie basée sur les ressources. « Le capitalisme se poursuit en automatisant de plus en plus d’emplois dont dépend la consommation. Il n’y a aucun moyen d’arrêter ou même de ralentir ce processus », affirme-t-il. De son côté, Zoltan Istvan estime que « l’économie basée sur les ressources est une idée romanesque, et il faudrait plusieurs décennies pour essayer de la mettre en application ». « Par ailleurs »dit-il, « l’économie basée sur les ressources suppose plus de robotique et d’automatisation que ce dont nous disposons actuellement, mais cela ne sera plus vrai très bientôt… »

2. L’autodidacte

Né à Brooklyn en 1916, Jacque Fresco s’est toujours intéressé à ce que nous réservait le futur. Il commence à le dessiner dès l’âge de huit ans. Et trouve une source d’inspiration dans le film de science-fiction Metropolis. « Il dépeignait le futur comme un système très réglementé, ce qui est totalement inacceptable, mais l’architecture était intéressante, tout comme la robotique », explique-t-il dans le documentaire du réalisateur américain William Gazecki, Future by Design. Le petit garçon imagine des maisons sous-marines, des pistes d’atterrissage sur le toit des bureaux de poste, des navires et des avions. Devenu un collégien extrêmement brillant, il montre ses dessins à un ingénieur qui, impressionné, le présente au célèbre architecte futuriste Richard Buckminster Fuller.

À peu près à la même époque, Jacque Fresco tombe par hasard sur Albert Einstein à la sortie d’un cinéma new-yorkais. Il le supplie de lui accorder une entrevue, et l’éminent mathématicien accepte de le recevoir à l’université de Princeton. Interrogé sur sa vision de l’organisation économique et sociale, il prend un peu d’eau et tend un microscope à l’adolescent pour lui faire observer la lutte sans merci que se livrent les différents organismes qui la composent. « C’est ainsi que la nature fonctionne », dit Albert Einstein. « Et c’est aussi de cette manière qu’une société fonctionne. » Jacque Fresco a alors le cran d’exprimer son profond désaccord.

Lui-même est traumatisé par la crise économique de 1929. « Du jour au lendemain, il s’est retrouvé entouré de misère et de souffrance », raconte William Gazecki. « Les ressources, les infrastructures et les compétences des gens étaient les mêmes. Et pourtant, ils avaient tout perdu et leur souffrance était insupportable pour Jacque Fresco. » Désormais persuadé que le capitalisme est absurde, il cherche une alternative auprès du communisme et du socialisme avant d’estimer que les systèmes prônés par ces idéologies ne seraient pas plus efficaces.

Jacque Fresco arrête l’école très jeune et part voyager à travers le monde. Il s’émerveille de la diversité des cultures, des mœurs et des valeurs – et se convainc que les êtres humains sont façonnés par leur environnement social. « Imaginez une famille de la Rome antique emmenant ses enfants voir des Chrétiens donnés en pâture aux lions, et les enfants dire : “Papa, est-ce que nous pourrons revenir voir les Chrétiens se faire manger par les lions la semaine prochaine ?” Ces enfants sont-ils malades ? Non ! C’est leur système de valeurs qui est déformé. Je m’intéresse donc uniquement à l’environnement dans lequel les gens sont élevés. Si cet environnement est inadéquat, leur comportement le sera aussi. »

De retour dans son pays, Jacque Fresco travaille pour le constructeur aérien Douglas Aircraft Company. Et lorsque la base de Pearl Harbor est attaquée, le 7 décembre 1941, il s’engage dans l’Armée de l’air. La Seconde Guerre mondiale laisse les États-Unis en surcapacité de production et en mal de logement. Fresco conçoit donc une maison entièrement faite de verre et d’aluminium, pouvant se construire rapidement et à bas coût. Dix hommes pouvaient ériger sa structure en seulement huit heures. Connue sous le nom de Trend Home, elle est fabriquée en masse et assure une certaine reconnaissance professionnelle à Jacque Fresco.

Mais ses ambitions d’architecte ne se limitent évidemment pas au logement. C’est dans les années 1970 qu’il conçoit une ville entière et la présente à la radio et à la télévision. À la même époque, il fonde une petite association, Sociocyberneering Inc, et fait la rencontre de Roxanne Meadows. Ensemble, ils cherchent à acquérir un terrain en Floride pour y bâtir un centre de recherche futuriste et finissent par s’établir sur une plantation de tomates à côté de Venus.

3. La ville circulaire

La ville circulaire imaginée et modélisée par Jacque Fresco s’organise autour d’un puissant ordinateur chargé de contrôler la qualité de l’eau et de l’air, de maintenir la sécurité et l’équilibre environnemental. Cet ordinateur se trouve sous un immense dôme renfermant par ailleurs tous les biens et les services dont les habitants peuvent se servir gratuitement : nourriture, équipement médical, soins, éducation. Et la forme circulaire n’a pas été choisie au hasard. Selon Fresco, qui s’appuyait sur ses nombreuses maquettes architecturales pour en faire la démonstration, elle rapproche chaque quartier du dôme central.

L’objectif affiché du Venus Project est de faire de ces maquettes une réalité afin de prouver au monde que l’économie basée sur les ressources si chère à Jacque Fresco n’est pas une utopie, du moins à l’échelle d’une ville. Quant au centre de recherche et d’expérimentation lui-même, il est censé représenter les alentours de la ville idéale de Fresco, tout en montrant que technologie et nature peuvent harmonieusement coexister. Entourés d’arbres tropicaux et d’animaux sauvages, les bâtiments qui parsèment le parc ne sont par exemple pas visibles de l’un à l’autre. Le Venus Project a également permis à Jacque Fresco de développer d’autres modèles urbains, notamment des villes aquatiques, qui réduiraient la pression démographique sur les terres et favoriseraient la protection des océans en favorisant leur étude.

« L’idée d’une ville expérimentale est réaliste », assure Zoltan Istvan. « Savoir si le monde entier embrasserait la théorie de l’économie basée sur les ressources, c’est autre chose, mais une ville expérimentale pourrait montrer la voie et répondre en partie à cette question. » Cette seule entreprise nécessite néanmoins un investissement financier considérable, et un appel aux dons a été lancé. D’où l’importance, pour Jacque Fresco et Roxanne Meadows, de faire connaître leur travail à travers des films documentaires. Celui de Meadows, Paradise or Oblivion, a été visionné près de 2,5 millions de fois sur YouTube.

L’appel aux dons n’a pas manqué de susciter des critiques. Demander de l’argent pour poser les fondations d’un monde sans argent peut en effet paraître incohérent. Mais pour William Gazecki, Jacque Fresco ne peut être accusé d’escroquerie : « Il ne s’intéressait ni au pouvoir, ni au possessions matérielles, et il menait une vie très simple. » Lui et Roxanne Meadows se seraient donc simplement montrés pragmatiques. Ils ont d’ailleurs longtemps financé leurs recherches en réalisant des maquettes pour des cabinets d’architecture, ou encore pour des firmes d’équipement médical. Et les plus curieux doivent s’acquitter de la somme de 200 dollars pour pouvoir visiter le centre de Venus, qui est dirigé par Meadows depuis le décès de Fresco. Âgée de 67 ans, elle assure vouloir mener leur projet à son terme et pouvoir compter sur l’aide de nombreuses personnes.

« En tant que cofondatrice du Venus Project, je vais consacrer davantage de mon temps et de mon énergie à poursuivre la tâche ainsi que Jacque et moi l’avons toujours prévu », écrit-elle dans une lettre publiée sur le site du centre. « Beaucoup d’autres souhaitent m’aider à récolter les fruits de notre travail et c’est très exactement ce que fait un groupe de personnes très dévouées. Le Venus Project va poursuivre nos objectifs et nos propositions, et comme Jacque et moi disons toujours : “Si vous voulez un monde meilleur vous devez y travailler. Si vous ne faites rien, rien ne changera.” »